Pour sortir de la bataille des enclosures
Publié le mercredi 3 mai 2000. Mis en ligne le vendredi 23 mai 2003.

Philippe Aigrain

(Ex-chef de secteur pour les "technologies du logiciel et société" dans l’unité "Technologies des logiciels et systèmes distribués" du programme de recherche et développement technologique "Technologies de la société de l’information" (Commission Européenne, direction générale Société de l’Information), Philippe Aigrain y avait en charge les actions dans le domaine du soutien aux logiciels libres et des innovations liées. Il est aujourd’hui en charge de Sopinspace (Société pour les espaces publics d’information), qui développe des outils logiciels libres et fournira des services d’aide à la conception pour les débats publics sur Internet.)

Résumé : On propose dans ce qui suit un changement de fond dans la façon de discuter les droits associés aux informations, aux contenus dans les divers médias, aux logiciels et aux autres entités intellectuelles. Les approches fondées sur la propriété intellectuelle, oubliant ce qui fut son objectif initial, se centrent aujourd’hui principalement sur la capacité à restreindre l’usage des entités intellectuelles. Puis, pour compenser les effets pervers de ces restrictions, elles envisagent (au compte goutte) un certain nombre d’exceptions. Au contraire, l’approche proposée ici se développe sur la base de l’énoncé de droits intellectuels positifs, définis de façon à garantir la production et l’échange social les plus larges des entités intellectuelles. Elle envisage alors quels attributs de propriété il est nécessaire d’attribuer pour garantir le fait que ces droits positifs puissent s’exercer en pratique et ne fassent pas l’objet d’un usage au détriment de certaines valeurs fondamentales. Ce retournement (qui est aussi un retour aux sources) permet de tirer tous les bénéfices des possibilités ouvertes par les techniques d’information et de communication : explosion du nombre de créateurs et sources d’information ; visibilité et accessibilité beacoup plus poussée et rapide des entités intellectuelles ; nouveaux outils et processus pour l’évaluation, la critique et l’analyse des productions intellectuelles. Plus généralement, le texte aborde les questions de droit soulevées par les techniques informationnelles, qu’il s’agisse de certains aspects des biotechnologies ou d’autres techniques reposant sur la manipulation d’entités d’information dans des procédés complexes. Pour que les droits intellectuels positifs puissent être définis de façon concrète, il est nécessaire de distinguer diverses sortes d’entités intellectuelles (selon la façon dont elles peuvent produites, utilisées et échangées) et diverses facettes des droits intellectuels. Il devient alors possible de définir un cadre qui sert réellement les créateurs sans restreindre de façon indue la liberté d’usage et d’échange d’informations.


Crise de la propriété intellectuelle et risque de tragédie des "enclosures"


Les techniques d’information et de communication rendent possibles un monde de nouvelles activités dont nous commençons seulement à comprendre le potentiel. L’information, les créations quels que soient leur média, les logiciels, et d’autres entités intellectuelles ou encodages de la connaissance sont bien plus aisés à créer individuellemment ou collectivement. Il est incroyablement moins coûteux et plus facile de répliquer et d’échanger ces artéfacts. Il est également beaucoup plus aisé de les stocker, de les rechercher et d’y accéder globalement, de les comparer et de les analyser. Bien sûr, comme les nouvelles activités du monde numérique sont immatures, certaines des qualités traditionnelles des anciens médias sont temporairement perdues, pendant que de nouvelles règles et de nouveaux savoirs-faire s’élaborent. Malgré ce manque de matûrité, il y a matière à s’enthousiasmer de ces nouvelles possibilités. Le nouveau paysage de possibles a été décrit avec talent dans un article de Paul Starr sur The Electronic Commons. Cependant, le même article, ainsi que les ouvrages de Lawrence Lessig 2\ et David Bollier 3\, ont montré à quel point la réalisation de ces possibles ne pouvait en aucun cas être considérée comme inéluctable. Les exemples ne manquent pas de techniques et de médias 4\ pour lesquels les possibles imaginés ne se réalisèrent jamais. Les médias et les techniques de l’immatériel se caractérisent par des profits croissants (avec les volumes et le nombre d’utilisateurs) qui installent des tendances profondes à la concentration, l’intégration verticale, le contrôle propriétaire de l’accès et le verrouillage des modes de financement. Ces tendances ne peuvent être contre-balancées que par des efforts explicites pour assurer la diversité des créations, la liberté de choix, l’autonomie de l’usage, et l’ouverture de l’offre. Plus généralement, la société de l’information n’est pas un objectif prédéfini, qu’il suffirait d’atteindre plus rapidement ou d’étendre géographiquement. C’est un espace qui peut se structurer autour d’applications, d’activités et d’usages bien différents. Les techniques qui le sous-tendent seront façonnées par leur interaction avec un environnement juridique autant qu’elles le façonneront.

L’existence d’une crise profonde de la propriété intellectuelle et des restrictions aux droits d’usage conçues comme outils fondamentaux de l’organisation des activités intellectuelles est déjà patente. Cette crise crée des attentes et un sentiment d’incertitude pour les créateurs intellectuels. Les entreprises dont l’activité utilise la gestion de droits de propriété intellectuelle se sentent en danger. Elles réagissent à la crise de la gestion de propriété intellectuelle en réclamant des protections toujours accrues. D’anciennes formes d’activités comme l’édition de musique enregistrée, ou des acteurs dominants récents des bio-technologies et du logiciel réclament des protections de durée prolongée, plus stricte, utilisant des dispositifs techniques de protection, complétant ceux-ci par des lois mettant hors la loi leur contournement, etc. Ils revendiquent pour la propriété intellectuelle de nouveaux territoires comme ceux des photographies de bâtiments ou de paysages. Ils sont assistés ou conduits dans leurs entreprises par des groupes d’intérêts comme celui des héritiers de droits de propriété intellectuelle et les professionnels du domaine (avocats, consultants, sociétés collectrices) et leurs organisations, y compris certaines organisations supposées servir l’intérêt général (offices de brevets, instituts de propriété intellectuelle).

Les usages coopératifs des techniques d’information et d’Internet indiquent la direction possible d’une plus grande diversité de producteurs, d’une plus grande liberté d’accès et d’usage des artéfacts d’information. Mais comme il existe une grande incertitude sur la façon dont ce potentiel se réalisera en termes économiques, les lobbies de l’économie existante s’accrochent aux mécanismes restrictifs de gestion de propriété intellectuelle comme à une bouée de sauvetage, et les lobbies de la nouvelle économie essayent d’utiliser ces mêmes mécanismes pour construire des oligopoles intégrés verticalement 5\. On en est arrivé à des symptomes aussi extrêmes que :

- Des multinationales demandant à des gouvernements de mettre en prison un jeune de 16 ans pour avoir joué un rôle secondaire dans la distribution de moyens qui pourraient être utilisés pour accéder à des contenus protégés ;
- La brevetabilité des séquences de gènes, que les gouvernements continuent à soutenir dans un contexte d’opposition croissante ;
- Le fait que des éditeurs osent prétendre restreindre l’accès libre à des contenus numériques du domaine public note=6].

On pourrait ne voir dans tout cela que les derniers effets d’un ancien cadre de pensée avant qu’il ne soit remplacé par un autre. Mais si nous analysons les exemples passés (dans l’histoire de l’imprimerie et de la presse par exemple), il apparait que ces derniers effets peuvent causer des dégats à très long terme, ou même canaliser de façon restrictive le développement des échanges d’informations tout entier. Si nous ne parvenons pas à définir et à faire accepter de nouvelles fondations pour les droits intellectuels positifs, nous risquons de devenir les témoins d’une nouvelle tragédie des "enclosures" 7\. Cette fois-ci, ce serait le domaine public du futur qui deviendrait la propriété de quelques uns. Mais alors que dans les "enclosures" agricoles, les dégats sociaux ont au moins rendu possibles de nouvelles techniques de production (aujourd’hui contestées dans leurs abus, mais après qu’elles aient permis certains indéniables progrès), cette fois-ci, nous aurions à la fois une restriction de l’innovation et des usages et d’immenses dégats sociaux.
Fondations

Décréter simplement la mort de la propriété intellectuelle ne mène à rien. L’article de John Perry Barlow sur "Selling Wine without Bottles : The Economy of Mind on the Global Net" 8\ a créé un choc salutaire mais ne conduisit pas à un nouveau cadre convaincant, parce qu’il ne définit pas de nouvelles bases pour la mise en oeuvre des droits intellectuels positifs concrets 9\. De nombreux auteurs, créateurs, innovateurs et politiciens continuent à accepter de se mettre au service des lobbies de la propriété intellectuelle. C’est le cas parce que le cadre actuel de propriété intellectuelle est le seul moyen qu’ils imaginent possible pour garantir la reconnaissance des auteurs, assurer leur rétribution, encourager l’investissement dans les médias qui les diffusent, et permettre le redressement des erreurs et de la diffamation. Même si le cadre actuel de propriété intellectuelle ne fait tout cela que très mal, ils ne sauteront pas dans l’inconnu, si l’on ne parvient pas à définir de façon convaincante comment un nouveau cadre parviendra à servir mieux les droits intellectuels.

Les efforts tendant à permettre un nouvel équilibre en restant dans le cadre actuel de propriété intellectuelle sont aussi voués à l’échec. J’ai moi-même défendu une approche de ce type dans le passé 10\, et les programmes européens de recherche et développement technologique ont financé de nombreux projets visant à rendre possible une gestion des droits de propriété intellectuelle efficace et à faible coût d’entrée. Mais comme ces efforts bien intentionnés sont mis en oeuvre dans un contexte réglémentaire et un environnement pratique restrictifs, ils échouent le plus souvent à atteindre leurs buts. Malgré leurs bonnes intentions, nous voyons chaque jour plus de contrôle des usages à travers la technologie, plus d’inclusion de composants restrictifs dans les dispositifs d’accès, ce qui rend les fonctionnalités utilisateur innovantes difficiles à développer ou impossibles à mettre en oeuvre, pas de véritable diversification de l’offre, très peu (ou pas du tout) de renforcement du pouvoir des créateurs vis à vis des producteurs et distributeurs, et un domaine public qui reste étroit et peu accessible.

Puisque ni la table rase ni la réforme ne sont possibles, il ne faut en revenir aux fondements : quel objectif les dispositifs de propriété intellectuelle étaient-ils supposés servir ? Quels droits positifs étaient-ils supposés donner aux gens ? Il nous faut rebâtir tout l’édifice des droits intellectuels, en commençant avec le savoir de son histoire, de ses buts et de ses principes, et avec les concepts qu’il a construit pour traiter des objets aussi différents que les livres, les idées scientifiques, les périodiques, les inventions, les photographies, les films ou les algorithmes. Mais aussi en oubliant les hypothèses implicites cachées dans la réglementation de propriété intellectuelle concernant les formes de production et d’échanges d’information, et les modèles commerciaux liés. En effet certaines de ces hypothèses sont aujourd’hui devenues radicalement fausses. Commençons par tenter de définir ce qu’est une entité intellectuelle. Certaines précisions ne sont données qu’en notes de façon à simplifier la lecture de la définition proposée.

Une entité intellectuelle est : un artéfact construit sous le contrôle d’opérations de l’esprit humain 11\... utilisant d’autres constructions du même type, ou des signaux et informations prélevés dans le monde physique 12\, ... qui peut être rendu perceptible à d’autres êtres humains, ou exécutée pour contrôler des procédés techniques ... et qui peut être séparée du support ou du signal qui la porte 13\.

Voici maintenant quelques exemples de droits positifs, exprimés sans aucune des restrictions ou des droits additionnels qui peuvent être nécessaires pour les rendre applicables ou en éviter les effets pervers :

D1. Le droit de créer 14\ de nouvelles entités intellectuelles, y compris en en utilisant de pré-existantes.

D2. Le droit de rendre sa création publique (sens originel de publication).

D3. Le droit d’être reconnu comme créateur de tout ou partie d’une entité intellectuelle.

D4. Le droit d’obtenir rétribution économique ou non économique pour une création, en proportion 15\ de l’intérêt que d’autres y ont porté.

D5. Le droit d’accéder à toute entité intellectuelle qui a été rendue publique.

D6. Le droit de citer des extraits 16\ d’une entité intellectuelle quel que soit son média, pour les besoins de l’information, de l’analyse, de la critique, de l’enseignement, de la recherche ou de la création d’autres entités intellectuelles.

D7. Le droit de redresser toute erreur, affirmation diffamatoire, information fausse ou attribution erronée.

D8. Le droit de référencer, créer un lien vers, ou créer des inventaires d’entités intellectuelles produites par d’autres du moment qu’elles ont été rendues publiques 17\.

Considérons cette liste seulement comme une fondation, la première étape d’une expérience mentale. Si nous la mettions en oeuvre telle quelle, sans aucune addition, les penseurs de la propriété intellectuelle nous annonceraient une tragedy of the commons. Ils attireraient l’attention sur le risque que toute motivation pour la création de nouvelles entités intellectuelles soit détruite du fait que nous n’ayons pas défini de mécanismes précis assurant la rétribution de leurs créateurs. Ou sur le risque d’absence d’investissement dans les médias qui assurent l’accessibilité ou promeuvent la qualité des entités intellectuelles. Les défenseurs des droits moraux des créateurs, quant à eux, crieraient à la destruction de la culture même du fait que nous n’avons pas inclus de droits explicites pour la défense de l’intégrité d’une création dans son usage futur. Même les spécialistes de licences de logiciels libres pourraient objecter, puisque ces licences sont fondées sur le fait que les auteurs de ces logiciels possèdent des droits sur leurs créations, droits auxquels nous n’avaient pas fait référence ci-dessus. Mais avant que nous ne définissions des droits de propriété ou d’autres restrictions, il vaut mieux explorer mentalement ce qui peut se développer sur la base des droits positifs. L’exploration de cet univers n’est possible que par un traitement différencié de divers types d’entités intellectuelles. Voici quelques-uns des paramètres essentiels qui influencent le choix possible d’une approche pure en termes de droits positifs ou qui imposent l’introduction de droits de propriété :

C1. La taille de l’investissement nécessaire pour créer une entité intellectuelle avant qu’elle puisse être utilisée ou qu’on puisse y accéder

C2. Le fait qu’une entité soit créée une fois pour toutes, puis qu’on y accède sans la modifier, ou au contraire qu’elle soit créée par modifications successives et redéfinie à travers des séquences complexes d’usage et de (re)création. Un cas particulier d’entités qui sont créées une fois pour toutes, au besoin à travers un processus complexe, est celui des médiations avec un processus "en direct" (par exemple une interprétation musicale) ou celui dont l’usage est un processus temporel constraint (par exemple voir un film dans une salle de cinéma). Il faut ici noter que la cadre juridique influe sur la nature des entités : s’il favorise des usages libres, il est plus probable que des entités créées collectivement de façon itérative existent, alors que si ce cadre juridique est restrictif, on ne verra que des entités créées "une fois pour toutes".

C3. Le fait que la création soit individuelle ou collective.

C4. Le fait ou non que l’entité codifie des connaissances sur le monde physique ou la société

C5. La relation entre l’entité et la transformation du monde physique, avec à un extrême les conceptions de dispositifs physiques (machines par exemple) et à l’autre les entités intellectuelles dont le seul lien avec les processus physiques se produit lorsqu’on les traduit en signaux perceptibles pour les sens.

C6. Le fait ou non que l’usage de l’entité soit d’une nature telle qu’il soit nécessaire de permettre une appropriation durable pour que cet usage se développe.

Etant ainsi dotés d’outils de base, commençons maintenant par instituer en premier le domaine public, et par l’organisation d’un espace public d’échanges intellectuels fondés sur ce domaine public.
Domaine et espace publics

Qu’est-ce qui doit appartenir au domaine public ? Le domaine public est-il vraiment public, y-a-t-il un espace public dans lequel chacun peut librement accéder aux entités de domaine public et les réutiliser ?

Il est utile de situer ces questions dans un contexte historique. Aux temps modernes, mais avant l’ère numérique, la situation était simple : certaines entités étaient considérées comme non appropriables 18\ et alimentaient naturellement le domaine public : ainsi des idées, théories mathématiques et scientifiques, algorithmes, connaissances sur l’univers physique et la société 19\ ainsi que d’autres entités exclues de la brevetabilité dans le texte de la Convention de Munich 20\ et dans la pratique américaine jusqu’aux années 80. En dehors de ces entités la principale source d’alimentation du domaine public était l’extinction des droits d’auteur et des droits voisins. Le lobbying des détenteurs de stocks de droits 21\ visant à empêcher les documents de médias enregistrés de tomber dans le domaine public a été couronné de succès, avec l’extension de la durée de protection à 50 puis 70 ans après la mort du dernier auteur ou assimilé. De plus, le caractère analogique des documents et les difficultés de la transmission analogique à distance ont restreint en pratique l’accessibilité des documents de domaine public aux bâtiments des organisations qui en avaient la charge. Il s’agissait principalement de vieux livres, périodiques et estampes, ainsi que de photographies anciennes. Avec l’apparition de documents numériques pour tous les médias, la naissance de nouveaux médias numériques, et le développement des logiciels libres, une nouvelle situation est apparue. Le trait le plus important en est que l’extinction des droits ne constitue plus la source principale du domaine public : il y a maintenant un flot important d’entités qui sont mises volontairement par leurs créateurs dans le domaine public, sous la forme de logiciels libres 22\, d’informations et de contenus libres. De plus, certains pays ont adopté des législations qui mettent d’autorité l’information produite par le secteur public dans le domaine public. En parallèle, les réseaux numériques rendent le domaine public potentiellement accessible pour beaucoup à coût réduit. Mais potentiellement seulement, car des contraintes légales 23\ et économiques 24\ et la pression de de divers groupes d’intérêt restreignent en pratique cette accessibilité. Les logiciels libres constituent le seul domaine public florissant et réellement accessible. Nombreux sont ceux qui appellent aujourd’hui de leurs voeux la création d’un véritable espace public pour toutes les formes d’information d’intérêt général, l’information génomique non-individuelle (bases de données issues du séquençage et de l’analyse du génome de divers organismes) ne constituant qu’un exemple particulièrement médiatisé.

En revenant aux droits positifs, l’on peut se demander s’il peut exister une quelconque raison valable de restreindre les contributions volontaires au domaine public. La question peut surprendre, ou même sembler obscène, mais l’ampleur de la crise de la propriété intellectuelle est telle que nous pouvons nous attendre à ce que certains proposent les plus incroyables restrictions. Les détenteurs de stocks de droits peuvent imaginer que le développement d’un espace public pourrait soustraire à leur voracité des biens rares et de valeur : le temps disponible et l’attention des gens. Bien sûr, les études (par exemple sur les bibliothèques publiques) semblent indiquer qu’au contraire, plus les gens accèdent librement à des entités intellectuelles, plus ils sont capables et désireux de consacrer du temps à accéder et à créer des entités de valeur. Cependant, qui sait, il se peut qu’à long terme, le domaine public devienne si riche que seules les entités qui sont vraiment uniques 25\nouvelles ou créatives puissent être commercialisées. Si cela devait être le cas, tant mieux, car cela conduirait à récompenser la création et l’innovation plutôt que les détenteurs de stocks 26\. Mais quoiqu’il en soit, il nous faut adopter un principe clair : le droit pour un créateur de verser une de ses créations au domaine public ne peut être restreint par des considérations commerciales 27\.

La question suivante est celle des entités qui ont toujours été considérées comme appartenant au domaine public, car il existait un intérêt social majeur à ne pas permettre leur appropriation, et parce que de les situer dans le domaine public ne conduisait pas à une tragédie des commons, car il existait des motivations et mécanismes suffisants pour leur création. Ainsi, certaines découvertes scientifiques ne peuvent être obtenues qu’après d’énormes investissements. On ne désire pas pour autant délivrer des droits de propriété sur la valeur numérique de certaines propriétés des quarks sous prétexte qu’il soit nécessaire de construire des accélérateurs de particules pour les connaître ou les confirmer. Quand une entité intellectuelle représente (codifie) des connaissances sur le monde physique ou sur la société, les gouvernements et les sociétés investissent dans les moyens de les produire ou de les rendre disponibles pour tous. Parfois, la raison en est que la valeur de ces connaissances est si imprévisible, ou tellement à long terme, que même si l’on permettait l’appropriation privée, aucun acteur privé n’aurait intérêt à investir 28\. Cependant, le plus souvent la raison est de nature morale : le besoin de mise en oeuvre équitable de l’aspect ré-utilisation du droit D1, c’est à dire la possibilité pour tous d’utiliser ces connaissances est si fort, il est tellement inacceptable moralement ou absurde que certains acteurs puissent, même pour une courte période limiter l’usage de ces connaissances pour leur profit, que d’autres mécanismes que les droits de propriété s’imposent. Une nouvelle dimension est récemment apparue : dans certains cas il est nécessaire de limiter certains usages de connaissances relevant de développements industriels pour des raisons éthiques. Quand ce peut être le cas, la mise de ces connaissances dans le domaine public s’impose absolument, comme condition d’un vrai débat sur le point de s’il faut limiter ces usages et de comment le faire.

Il est fort triste que l’on ait abandonné, espérons-le pour peu de temps, cette sagesse, et commencé à mettre ces entités dans le panier de la propriété industrielle, en supprimant dans certains cas leur exclusion de la brevetabilité, par exemple en permettant de breveter des séquences génétiques 29\. Ce processus a eu lieu sous la pression de certaines industries, et sous la conduite des groupes d’intérêt des consultants en propriété intellectuelle et des offices de brevets. L’apogée du processus fut atteinte en 1998, et depuis, une opposition croissante et puissante s’est développée. L’Europe en particulier, est un champ de bataille entre promoteurs et opposants à la brevetabilité du génome ou des logiciels. Il convient de lutter avec toute l’énergie possible contre ceux qui voudraient rendre la brevetabilité accrue irréversible en développant par exemple des interprétations maximalistes de l’accord ADPIC (plus connu sous l’acronyme anglais TRIPS.

Une section spécifique de ce texte aborde la question de savoir quelles entités doivent être brevetables, mais pour ce qui concerne le domaine public, il nous faut nous souvenir d’une règle applicable par défaut : les entités intellectuelles appartiennent au domaine public, sauf s’il absolument nécessaire de rendre possible leur appropriation temporaire, et même alors, seulement si cela n’entraîne pas de conséquences inacceptables 30\.

L’extinction des droits est le mécanisme général qui est censé ramener toute entité dans le domaine public au bout d’un certain temps. A l’origine des lois sur le copyright, ce temps fut définit comme la durée nécessaire (14 ans à l’époque) pour qu’une entité intellectuelle puisse atteindre ses usagers potentiels. On supposait que tout détenteur de copyright avait alors eu un temps suffisant pour tirer revenu de l’entité. La même définition conduirait aujourd’huià une durée de protection allant de quelques jours à 10 ans suivant les types d’entités 31\. Lorsque l’on définit des exceptions aux droits positifs et que l’on institue des droits de propriété, l’on doit revenir à l’ancienne sagesse de les rendre suffisamment courts, et ceci en prenant en compte l’accessibilité aujourd’hui bien plus rapide des entités intellectuelles.

L’espace public est mis en danger non pas tant par les tentatives explicites de le restreindre, que par les effets indirects des technologies de gestion restrictive de la propriété intellectuelle. Le développement de ces technologies, et leur insertion dans les dispositifs d’accès et de télécommunication constituent un risque majeur de ce point de vue. Dans de nombreux cas, l’exigence que l’espace public soit libre n’est pas prise en compte dans les spécifications de ces dispositifs. L’histoire des dispositifs des technologies liées aux lecteurs DVD est une bonne illustration de ces risques. Le principe affirmé plus haut ne doit pas rester de nature purement déclarative, il doit contraindre toute décision future sur la mise en oeuvre des technologies de gestion de contenus, et ces décisions doivent également prendre en compte la durée limitée des exceptions de propriété. Enfin, l’espace public est centré sur l’accès de tous au domaine public, mais aussi sur l’accès pour certains usages 32\ à toutes les entités. Ceci doit être pris en compte de façon réaliste : les technologies de protection ne doivent pas bloquer la possibilité de citation pour les besoins de la critique par exemple, ou l’accès par les handicapés.
Droits des créateurs

Examinons maintenant la création intellectuelle du point de vue de la rétribution des créateurs (droit D4). D’autres droits des créateurs comme celui d’attribution ou ceux concernant l’intégrité des créations serons analysés plus loin. Les droits positifs rendent possible une nouvelle synergie entre un espace public riche et le droit des créateurs à une juste rétribution. Ce droit est très mal servi par le cadre actuel de propriété intellectuelle, qui favorise les détenteurs de stocks de droits et les intermédiaires à faible valeur ajoutée (distributeurs, investisseurs financiers) par rapport aux créateurs, et aux éditeurs 33\ et prescripteurs (intermédiaires à forte valeur ajoutée).

Quand les conditions de la section précédente n’entraînent pas qu’une entité tombe dans le domaine public, il convient d’attribuer des droits de propriété lorsque que l’investissement 34\ nécessaire pour créer une entité intellectuelle est important (C1 = important) et quand cet investissement est nécessaire avant que l’on puisse commencer à utiliser le résultat (C2 = a-priori). Quand il suffit d’un faible investissement (C1 = peu important), ou quand une entité complexe est produite par une série de petites étapes successives (C2=incrémentiel), la rétribution économique peu rester nécessaire ou utile, mais il n’est pas nécessaire, et généralement pas possible qu’elle passe par des droits de propriété. La raison de cette impossibilité d’utiliser les droits de propriété est simple : s’il suffit d’un petit effort pour créer une entité intellectuelle, il est probable qu’elle soit créée au même moment par de nombreux créateurs différents. Et si elle est crée par une succession de petites étapes, alors l’attribution et la gestion de droits de propriété sur chacune de ces étapes entraînerait des coûts de transaction excessifs. Bien entendu, il existe de nombreuses situation intermédiaires, comme celles des logiciels, des reportages, ou de la photographie 35\ pour lesquelles des mécanismes fondés sur la propriété et d’autres qui ne le sont pas coexistent. Dans ces situations intermédiaires, contribuer de telles entités au domaine public ne peut résulter que d’un choix libre des créateurs. Cela conduit à l’attribution de droits de propriété, mais leur nature et leurs mécanismes de mise en oeuvre doivent être tels que la concurrence entre accès propriétaire et domaine public reste ouverte. Il n’est pas acceptable par exemple que la possession de droits de propriété sur un élément critique (logiciel de base, matériel spécifique, protocole de télécommunication) puisse être utilisée pour imposer l’usage systématique de modes d’accès propriétaire sur des entités de nature différente, comme les contenus.

Nous avons donc un continuum de situations, avec à un extrême des entités comme un film de fiction ou une invention complexe dans l’industrie manufacturière qui tombent naturellement dans le domaine des droits de propriété, et à l’autre extrême, les forums de discussion qui échappent naturellement à ces droits de propriété 36\. Dans ces derniers cas, la rétribution (droit D4) est assurée par l’accès aux créations des autres, et par les mécanismes de réputation, d’attention, ou de simple plaisir de bien faire que l’on obtient en contribuant.

Quand il convient d’attribuer des droits de propriété pour les besoins de la rétribution, il est nécessaire de choisir entre le fait de les attribuer sur certaines formes d’expression de l’entité (protégées par le copyright en termes anglo-saxons, ce qui correspond à un sous-ensemble des droits d’auteur et droits voisins en termes continentaux européens), ou bien au contraire sur une classe très large d’expressions possibles de l’entité (protégée par un brevet) 37\. Le critère de base pour choisir l’une ou l’autre forme de droits de propriété est l’étendue de la protection que l’on souhaite attribuer. Les brevets ne peuvent s’appliquer que si le domaine d’usage d’une entité intellectuelle peut être évalué au moment où elle est créée 38\, si ce domaine n’est pas trop général, et si nouveauté et originalité peuvent être évaluées à un coût raisonnable à ce même moment. En pratique, cela conduit à rejeter les brevets comme mécanisme possible de propriété intellectuelle pour toutes les entités qui peuvent être manipulées comme purs contenus d’informations. En d’autres termes, l’usage des brevets doit être restreint aux entités pour lesquelles C5 = conceptions de dispositifs ou procédés physiques. Voir la section suivante pour des conditions supplémentaires nécessaires à la brevetabilité.

Pour la plupart des entités, le copyright sera donc le mécanisme essentiel de propriété intellectuelle destinée à la rétribution. Mais que couvre exactement le copyright ? Il nous faut ici combattre deux illusions. La première est celle véhiculée par la métaphore de vin et de la bouteille développée par John P. Barlow 39\, selon laquelle la protection du copyright ne s’exercerait que sur un contenant. La seconde est l’affirmation commune chez les promoteurs des brevets selon laquelle le copyright ne protège qu’une expression dans un sens très étroit, et peut donc aisément être contourné par des contrefacteurs simplement en donnant une expression différente à une entité "fonctionnellement" identique. Le copyright protège une classe d’équivalence de formes d’expression d’une entité. C’est bien plus qu’un contenant, et cela peut suffire à assurer la rémunération des créateurs. Un des effets des techniques d’information et de communication est qu’une entité prend une forme définitive de plus en plus tard dans le processus de production, le plus souvent seulement lors de sa présentation à l’usager final, et en fonction de paramètres et effets techniques qui ne sont que partiellement contrôlés par le créateur de l’entité. Cela entraîne que la classe d’expressions protégée par le copyright devient plus abstraite et plus générale. La définition de l’étendue de protection doit souvent y être adaptée, ce qui se passera le plus probablement à travers la jurisprudence et l’harmonisation progressive de celle-ci. L’expérience passée a montré que lorsque cette adaptation est conduite convenablement, le copyright est très adaptable en termes d’étendue de protection. Il peut s’appliquer par exemple dans un enregistrement donné d’une interprétation donnée d’une oeuvre musicale à chacune de ces 3 dimensions (oeuvre, interprétation, enregistrement). Dans le cas des logiciels, le copyright s’applique au-delà des langages de programmation (du code source à un code exécutable par exemple) à une classe d’expressions équivalentes pour un contexte d’exécution donné.

Mais peut-on faire valoir son copyright à l’ère numérique ? Bien sûr, si l’on se fixe des objectifs raisonnables en matière de prix et de droits d’usages attribués. Pour comprendre les conditions d’applicabilité du copyright comme moyen d’assurer la rétribution des créateurs, il nous faut faire un bref détour par les modèles de financement. Dans la situation présente (ou est-ce déjà celle d’hier ?) :

- Pour les médias centralisés (la télévision par exemple), de très nombreuses entités intellectuelles sont fournies gratuitement à leurs usagers finaux à travers des modèles de financement indirects, avec une prédominance de la publicité.
- Pour les médias décentralisés, des prix artificiellement élevés sont maintenus par des oligopoles et la limitation de l’offre (en particulier la concentration de la promotion, et le contrôle sur les canaux de distribution).

Dans les deux cas, il en résulte une faible diversité, et une économie inefficace de la rétribution intellectuelle : au plan macro-économique, la valeur totale redistribuée aux créateurs est incroyablement faible en comparaison du temps total passé par des usagers à y accéder par exemple. Bien sûr, certains créateurs spécifiques peuvent bénéficier de cette situation. Maintenant, lorsque les entreprises gestionnaires de propriété intellectuelle s’efforcent de maintenir l’état des choses dans l’ère numérique, elles se trouvent dans une position plus faible. La facilité de copie, de transmission et de partage des entités intellectuellles mine la capacité de quiconque à maintenir des prix artificiellement élevés pour l’accès aux droits de propriété intellectuelle. Plus encore, l’alternative possible que représente la production directe dans le domaine public et la rétribution par des modèles commerciaux de services et/ou par la réputation fixe un point de comparaison qui rend évident pour tout un chacun le caractère artificiel des prix élevés et de la diversité restreinte. Comme la copie, le stockage et l’échange sont beaucoup moins coûteux 40\, la pratique commune de partager des contenus avec d’autres se développe à une échelle nouvelle, constituant même un canal de distribution en soi. Dans l’analyse de cette pratique de partage étendu, on doit soigneusement distinguer deux formes de celle-ci entre lesquelles les lobbies de la propriété intellectuelle ont intérêt à pratiquer l’amalgame. Le piratage industriel peut sérieusement nuire à la rétribution des créateurs, mais il n’existe aucune indication qu’il soit plus difficile de lutter contre lui dans le monde numérique que dans le monde analogique 41\. Quand à l’autre forme, les copies et échanges individuels décentralisés, il reste à prouver qu’ils nuisent à la rétribution globale des créateurs. Les affirmations récentes selon lesquelles on aurait assisté à une chute des ventes des disques compact musicaux à cause de lui relèvent de la manipulation 42\. Ces affirmations indiquent bien sûr la direction du destin inévitable des modèles commerciaux centralisés fondés sur la concentration de la promotion sur quelques titres : la naissance de nouveaux médias musicaux entrainera bien sûr à terme une baisse du marché des disques compact, et de ces modèles commerciaux. Le défi est de faire en sorte que d’ici à ce que cela se produise, de nouvelles formes de rétribution des créateurs (par exemple celle suggérée par Richard Stallman 43\) se soient développées.

Nul ne sait exactement sous quelle forme, mais il semble clair que la rétribution fondée sur le copyright est possible par le simple assentiment de presque tous à payer les droits, à condition que ces droits soient obtenus simplement, à un juste prix, sans nuire au droit à garder pour soi ses données personnelles, et qu’ils donnent accès à un ensemble suffisamment libre et suffisamment large d’usages. Qui voudra vraiment copier illégalement une copie de l’équivalent de contenu musical d’un disque compact si ce contenu se vend pour l’équivalent de 2 ou 3 euro 44\ ? Puisque nous discutons des droits de propriété, il doit bien sûr être évident que les propriétaires sont absolument libres de choisir les modèles de licenses d’accès qu’ils veulent 45\ dans les limites des droits intellectuels positifs et des droits des consommateurs 46\. L’objectif de la discussion qui précède était simplement d’affirmer que la possibilité pratique de faire valoir le copyright dépend de ces choix. On peut également ajouter que la mise en oeuvre d’approches restrictives en matière de droits d’accès (en particulier dans les dispositifs d’accès et les réseaux) ne doit pas être d’une nature à empêcher ou compliquer des stratégies donnant un accès plus libre. D’un façon plus générale, les mécanismes de protection doivent toujours prévoir la mise en oeuvre pratique aisée des droits D1, D2, D6 et D8.

Un cas difficile se présente pour les créations collectives. Deux approches existent, la première consistant à donner à chaque créateur des droits semblables à ceux qu’auraient un créateur unique, la seconde consistant à créer un statut spécial qui dépouille purement et simplement les créateurs de leurs droits pour les transférer en bloc à un producteur ou éditeur. Chacune de ces approches présente des inconvénients inacceptables, au moins dans le contexte actuel, la première parce qu’elle rend indûment complexe l’accès aux droits sur les entités créées collectivement, la deuxième parce qu’elle ne respecte pas les droits intellectuels positifs des créateurs 47\.

Un autre cas particulier est celui des entités dans lesquelles un très grand nombre d’entités existantes sont réutilisées, à un tel point que chacune d’entre elles ne compte pas plus dans le résultat final qu’un partiel d’une note dans une symphonie. La musique remixée de John Oswald s’est moquée de l’interprétation maximaliste du copyright, selon laquelle la protection est totale pour chaque micro-segment de musique enregistrée, même si ce segment est remixé avec des centaines provenant d’autres sources, n’est plus attribuable à un créateur (et ne peut donc créer de dommage moral 48\), et même si le détenteur originel des droits ne peut avoir subi aucune perte commerciale. Ces oeuvres constituent un rappel utile de l’objectif du copyright, qui est d’assurer la rétribution des créateurs et non d’ouvrir une possibilité illimitée pour les détenteurs de droits de contrôler les usages.

Enfin, comme déjà indiqué dans la discussion du domaine public, la durée du copyright doit être considérablement raccourcie. Il est difficile d’imaginer comment les décideurs politiques ont jamais pu être convaincus de l’utilité d’attribuer des droits de propriété du type copyright pour une durée dépassant quelques années après la mort du créateur 49\.
Un cadre étroit pour la brevetabilité

Historiquement, les brevets ont été inventés pour stimuler et favoriser la diffusion des inventions mécaniques qui demandent un processus d’élaboration complexe et dont l’exploitation demande des investissements coûteux dans une infrastructure de production. En d’autres termes, les brevets furent conçus pour s’appliquer lorsque C1 = investissement important, C4 = une invention et non une découverte et C5 = conception de dispositifs et procédés physiques, en particulier lorsque C6 = appropriation privée durable nécessaire pour le déploiement de l’usage 50\. Les brevets se caractérisent par un examen a-priori, et donc une préparation assez complexe et un coût d’entrée élevé. La définition exacte de l’étendue de protection couverte par un brevet est complexe, ce qui ouvre la porte à des recours fréquents aux tribunaux. Tout cela a donné naissance à un réseau étendu de consultants, juristes, avocats et offices de brevets. Il n’en résulta pas de difficultés majeures tant que la brevetabilité fut maintenue dans son domaine originel de validité. Mais la naissance des technologies de l’information et plus généralement des technologies informationnelles 51\ comme les bio-technologies a conduit à une dérive vers l’extension de la brevetabilité à des entités qui ne satisfont pas les conditions listées plus haut.

L’origine de cette crise récente peut être comprise simplement si l’onexaminecequi se passe lorsqu’une technologie classique est transformée par l’introduction de composants logiciels, ou par l’identification et la manipulation d’entités informationnelles (comme les séquences de gènes). Les entités d’information elles-mêmes ont des propriétés qui les excluent sans doute possible dela brevetabilité,mais une invention physique qui les inclue continue souvent à posséder les propriétés nécessairesàlabrevetabilité. Cette tension a conduit à une pression accrue en faveur de la brevetabilité des entités d’information elles mêmes, qui s’est progressivement introduite dans la jurisprudence et la pratique des offices de brevets. Un certain nombre de dangeureuses contre-vérités ont commencé à être colportées, comme l’idée qu’une séquence génétique "représenterait une fonction biologique et son usage possible dans un médicament, une thérapeutique ou un procédé biotechnologique", ou celle selon laquelle un logiciel "représente son exécution sur ordinateur générique, et l’usage de cet exécution dans un procédé technique". Ces affirmations sont erronées sur le plan des faits 52\, et elles ont été utilisées pour justifier l’injustifiable : breveter des découvertes, des expressions humaines et des idées, lorsqu’aucun des critères de la brevetabilité n’était satisfait. Certains prétendent aujourd’hui que puisque certains brevetent les gènes et les logiciels, tous doivent suivre pour se défendre dans la concurrence. C’est ce qu’on peut appeler l’argument de la National Rifle Association. Non seulement cela n’est pas conforme à l’éthique, c’est inefficace économiquement et nuisible du point de l’innovation, mais en plus cela ne marchera tout simplement pas. Malheureusement, si nous le reconnaissons trop tard, le coût du retour au bon sens sera extraordinairement élevé.

Un aspect important de ce débat est qu’il est nécessaire d’évaluer ce qu’il adviendra de la brevetabilité pour les dispositifs et procédés techniques lorsque des parties de plus en plus importantes de leurs fonctions seront accomplies sous le contrôle de logiciels ou de processus informationnels (bio-informatiques, par exemple). A titre d’expérience de pensée, imaginons qu’un ensemble d’outils mécaniques soit remplacée par une seule méta-machine mécanique, dans laquelle un logiciel controlerait lequel des précédents outils est réalisé par la méta-machine. Cette méta-machine mériterait bien sûr protection par un ou des brevets dans ce qu’elle a d’innovant. Mais chacun des logiciels d’instantiation ne doit pas être couvert par un brevet. Pour comprendre pourquoi, considérons deux aspects de cette transformation. Le premier est que la motivation de l’introduire est bien sûr de remplacer des processus de conception mécaniques rigides et coûteux par des processus de développement logiciel bien plus souples et adaptables. C’est justement parce que la partie logicielle ne satisfait plus le critère (C1 = investissement important) que des investisseurs peuvent souhaiter l’introduire. Mais au delà de cet aspect, et contrairement à ce que les penseurs classique des brevets supposent, ces composants logiciels eux-mêmes ne sont en rien des inventions mécaniques. Ils ne sont rien d’autre que des algorithmes projetés par une sémantique d’exécution particulière dans le royaume des actions mécaniques.

En conclusion de cet argumentaire pour maintenir la brevetabilité dans le cadre étroit des dispositifs et procédés physiques, ce qui est absolument suffisant pour garantir les droits positifs et l’investissement dans le domaine des inventions matérielles, on doit aussi considérer quelles exceptions doivent s’appliquer en matière d’usage de brevets. Nous vivons dans un monde dans lequel on attend que des millions de personnes meurent sans recevoir un traitement existant avant de permettre de décider qu’il existe un dysfonctionnement du système de propriété. C’est seulement alors, et dans un cadre très restrictif, que les gouvernements des pays pauvres peuvent attribuer des licences obligatoires pour la fabrication à prix coûtant de médicaments couverts par des brevets. La justification habituellement donnée est que sans cette "protection" extrêmement forte, l’investissement qui a permis à ces médicaments d’exister ne se serait pas produit. Des traités récents et des accords liés ont été imposés à de nombreux pays en voie de développement qui vont réduire encore dans quelques années leur capacité à ignorer ou passer par dessus la propriété intellectuelle pour des raisons majeures de santé (par exemple). N’est-il pas temps d’inverser le raisonnement ?
Intégrité, diffamation et droit de rectification

Il existe une tension indiscutable entre le développement de nouveaux types d’échanges d’information et les droits moraux des créateurs, et plus généralement de toute personne. La possibilité accrue de réutilisation, l’autonomie et le contrôle accru des intermédiaires et de l’usager final sur la présentation d’une entité, entraînent que des contenus donnés seront utilisées dans un contexte qui est de moins en moins contrôlé par le créateur originel. La transmission rapide de l’information, la diversification des sources créent d’évidence un environnement favorable pour la diffusion de fausses nouvelles ou d’informations diffamatoires. La possibilité de préléver des images (photos, vidéos) et des sons n’importe où et n’importe quand et de les diffuser menacent l’intimité et la sphère personnelle. Cependant les processus mêmes qui menacent l’intégrité, ou qui semblent rendre nécessaires des mécanismes puissants pour la rectification peuvent aussi apporter leur contribution à une meilleure attribution des entités à leurs créateurs, à une rectification rapide des fausses nouvelles ou informations erronées, et à une limitation des dommages créés par la diffamation.

Dans une situation de ce type, deux types d’approches peuvent être suivies. La première consiste à renforcer le contrôle a-priori sur la publication d’informations (appellation polie de la censure et des restrictions au droit de publication), de soumettre les créateurs et propagateurs d’informations fausses à des amendes importantes, de protéger l’intégrité des créations en limitant la capacité des usagers des entités intellectuelles à contrôler la façon dont ils y accèdent (présentation par exemple) ou en restreignant leur liberté d’usage au delà de ce qui est nécessaire pour les besoins de la rétribution des créateurs. En complément, on mettrait en place diverses protections tendant à interdire la capture d’informations associées aux personnes sans leur accord. La deuxième approche consiste à tenter de créer des contrepoids positifs aux tendances potentiellement dangereuses associées aux nouvelles techniques et nouveaux usages. On développera alors des formats et des normes de façon à permettre aux créateurs de définir comments ils souhaitent que leurs créations s’adaptent à des changements de contexte contrôlés par les usagers 53\. On développera et on diffusera des outils pour l’authentification et l’évaluation de l’information. On exploitera au maximum le potentiel extraordinaire des mécanismes coopératifs d’échange d’information pour identifier et rectifier les fausses nouvelles et informations diffamatoires. On développera des outils permettant aux usagers de construire des représentations d’ensembles complexes d’informations émanant de sources multiples ou d’analyser des ensembles complexes d’arguments.

Certains problèmes d’intégrité, de diffamation ou de protection de la sphère personnelle ne peuvent pas être résolus par l’utilisation positive de nouvelles organisations des échanges et des technologies qui y contribuent. Le cas de la publication en 2000 au Royaume-Uni des noms et adresses de prétendus pédophiles, livrés à la vindicte de l’opinion, est un exemple de types d’usages pervers qui ne peut probablement être prévenus qu’en les mettant hors la loi. Mais si nous n’investissons pas assez dans le développement de l’approche positive, il est trop facile d’imaginer un scénario catastrophe dans lequel nous aurions à la fois des médias centralisés et des restrictions à la critique, mais aussi une information de piètre qualité, pas d’intégrité des créations (même pour les entités créées une fois pour toutes), et peu d’intimité pour les actions et les images de chacun. C’est pour éviter un tel scénario catastrophe que cela vaut la peine d’investir dans les outils d’expression et de critique et d’encourager leurs usages. Tous les problèmes ne seront pas résolus par ce biais, mais cela rendra possible de mettre en oeuvre des approches restrictives seulement quand elles sont vraiment nécessaires. Cela garantira également qu’elles soient mises en oeuvre pour le bénéfice de tout un chacun et non pour la défense opportuniste de quelques intérêts particuliers.
Questions pour la transition

Comment passer de la situation actuelle à celle que nous appelons de nos voeux ? Comment les droits positifs peuvent-ils devenir une réalité pour le plus grand nombre ? Bien sûr la prise de conscience politique et l’action législative peuvent jouer un rôle en arrêtant la production de lois et réglementations restrictives fondées sur la propriété. Mais même en supposant que se développe une mobilisation forte en faveur des droits intellectuels positifs, si nous prenons en compte l’inertie des textes réglementaires, la faisabilité d’une approche positive va dépendre essentiellement de celle d’une masse critique d’échanges et d’entités qui suivent par choix l’approche des droits positifs. Le mouvement pour les logiciels libres a montré la voie de ce point de vue, en atteignant avec succès une masse critique dans un domaine où c’était loin d’être facile. Ce mouvement a également montré que certaines garanties sont nécessaires pour s’assurer qu’une approche fondée sur les contributions volontaires ne sera pas stoppée avant d’avoir atteint une masse critique. Sans ces garanties, il est trop facile pour des acteurs opportunistes d’utiliser la richesse de ce qui est créé et volontairement rendu public, et de la retourner contre elle en se l’appropriant par quelques additions mineures ou la monopolisation d’environnements nécessaires pour son usage. Les mécanismes de copylefting de la Licence Publique Générale GNU sont un vaccin contre ce mésusage. Quand la masse critique est atteinte dans un domaine donné, les avantages d’une approche fondée sur les droits positifs en matière de création de valeur, de bénéfices pour les créateurs, d’autonomie et de pouvoir des usagers deviennent si évidents que l’équilibre du pouvoir se renverse rapidement. Les acteurs des entreprises fondées sur les droits de propriété qui ont les ressources créatives nécessaires sont alors capables de réorganiser leur activité et l’infrastructure d’entités intellectuelles partageables leur fournit une nouvelle base de départ. Ce processus prit un peu plus de 15 ans pour le logiciel, et nous n’en voyons que les prémisses pour d’autres types d’entités. Mais ces prémisses sont celles d’une vraie renaissance.

Remerciements L’auteur exprime toute sa reconnaissance à Richard Stallman et Philippe Quéau pour leurs commentaires et l’inspiration tirée de leurs textes. Il reste seul responsable du texte qui en résulte.

Rédigé le 03/05/00 - revu le 01/08/01 - révisions mineures le 24/03/03 © Philippe Aigrain, 2000-2001. Ce texte peut être reproduit, distribué et modifié selon les termes de la GNU Free Documentation License. Les parties invariantes sont la présente notice. Avertissement : les opinions développées dans cet article sont strictement personnelles, et ne représentent pas nécessairement la position officielle de la Commission Européenne, employeur de l’auteur à l’époque de la rédaction de ce texte. Une parution papier de la version anglaise de ce texte est prévue dans l’ouvrage "CODE" (R. A. Ghosh, ed., MIT Press). (...) La version anglaise de ce texte est accessible sur le site Web de la Free / Open Source Research Community, http://opensource.mit.edu/papers/aigrain.pdf

1 © Philippe Aigrain, 2000-2001. Ce texte peut être reproduit, distribué et modifié selon les termes de la GNU Free Documentation License. Les parties invariantes sont la présente notice. Avertissement : les opinions développées dans cet article sont strictement personnelles, et ne représentent pas nécessairement la position officielle de la Commission Européenne, employeur de l’auteur à l’époque de la rédaction de ce texte. Une parution papier de la version anglaise de ce texte est prévue dans l’ouvrage "CODE" (R. A. Ghosh, ed., MIT Press). (...) La version anglaise de ce texte est accessible sur le site Web de la Free / Open Source Research Community, http://opensource.mit.edu/papers/aigrain.pdf

2 Lawrence Lessig, The Future of Ideas : The Fate of the Commons in a Connected World, Random House, 2001, ISBN 0375505784.

3 David Bollier, Silent Theft : The Private Plunder of our Common Wealth, Routledge, 2002, ISBN 0415932645.

4 Cf. par exemple Eszter Hargittai, Radio Lessons for the Internet, Communications of the ACM, (43)1:51-57.

5 Des contenus aux réseaux, des semences aux insecticides.

6 L’auteur en fut le témoin direct en France au début des années 1990. La pression résultant de la disponibilité de ces contenus dans le domaine public à partir d’autres sources a maintenant conduit ces éditeurs à adopter une position plus raisonnable.

7 A partir du 16ème siècle, dans presque toute l’Europe occidentale, les terrains communaux librement utilisables par tous furent transformés en propriétés privées. Les conséquences sociales en furent si dramatiques que cela déclencha de graves troubles sociaux, et qu’il s’en suivit un ralentissement conséquent du processus. Cela rendit aussi possible le développement de techniques de production agricoles plus intensives (avec des innovations techniques liées). Cf. Karl Polanyi, La Grande Transformation, 1944 pour une analyse détaillée. L’expression tragédie des enclosures est une paraphrase de l’expression Tragedy of the commons utilisée par Garrett Hardin en 1968 (Science 162(1968):1243-1248) pour affirmer que la gestion de ressources rares ne peut pas être fondée sur l’interaction libre des individus sans des correctifs du type droits de propriété ou réglementation qui imposent les contraintes de la nécessité. Très réutilisée, y compris dans le contexte des échanges d’information (cf. E. Adar & B. A. Huberman, Free Riding in Gnutella), la notion de tragedy of commons fut critiquée par des auteurs écologistes, en particulier dans les pays en voie de développement. On peut trouver des usages antérieurs de la notion de tragedy of enclosures, par exemple dans un article de J. Martinez-Alier, Environmental Justice, Sustainability and Valuation.

8 http://www.eff.org/pub/Publications/John_Perry_Barlow/HTML/idea_economy_article.html.

(Traduit en français dans Libres enfants du savoir numérique, éditions de l’Eclat, et disponible sur ce site

9 Même si cet article propose des pistes intéressantes pour la valuation des entités intellectuelles.

10 Dominique Gonthier, Philippe Aigrain, Perspectives pour la gestion et le négoce de la propriété intellectuelle, Document Numérique, 1(3), 1997. http://www.editions-hermes.fr/periodiques/revues/p0301031.html

11 Est-ce qu’un programme d’ordinateur généré par un générateur automatique de code est une entité intellectuelle ? Oui, exactement comme un poème engendré par des règles qu’un poète applique mécaniquement mais qu’il a choisies en sachant ce qu’elles pouvaient produire.

12 Pour les peintres, il fut clair, au moins depuis la renaissance, qu’un procédé technique pour enregistrer la lumière était l’un des instruments de la création. La photographie a rendue évident que le contrôle d’un tel procédé (choix du sujet et de l’instant, cadrage, éclairage, temps d’exposition) était en soi une création.

13 Dans le monde analogique, cette séparabilité ne se réalise qu’à travers des procédés complexes, comme le travail du copiste de manuscrits. Mais elle est cependant déjà au coeur de ce qui définit une entité intellectuelle à l’origine des lois concernant les droits d’auteur, le copyright et les privilèges d’édition. Dans le monde numérique, il est devenu extrêmement aisé de séparer une entité intellectuelle d’une quelconque de ses réalisations. Un des effets de la séparabilité numérique est que de plus en plus de fonctions créatives sont déplacées vers la réalisation, la perception et l’usage finaux d’une entité intellectuelle. Les médias et les techniques sont profondément redéfinies dans ce processus. Mais cela ne signifie pas que nous puissions oublier quelles sont les formes possibles de réalisation des entités intellectuelles. Le fait que dans chaque média, l’on puisse séparer facilement le signal du support, ou même que l’on puisse "traduire" une entité d’un médium dans un autre, n’entraîne pas que les entités soient devenues "sans média" : les contenus d’image animée peuvent être déclinés du cinéma à la télévision ou vice versa, mais dans le cadre d’une média perceptif d’ensemble qui a ses propres règles de narration et de perception ; la musique interactive partagent avec la musique enregistrée certaines propriétés de perception synchrone.

14 Créateur" et "créer" renvoient ici à l’écriture, la composition, l’innovation, la création dans le sens artistique ou technique, que le contexte en soit individuel ou collectif.

15 La nature ou le montant de cette rétribution, et la relation qu’elle entretient avec le nombre de personnes intéressées et l’intensité de leur intérêt sortent du cadre de notre discussion des droits. De même, les règles concernant la possibilité de transférer le droit à rétribution à des investisseurs ne sont pas discutées ici.

16 Introduire un cas particulier pour la citation peut sembler restrictif, mais une telle distinction entre reproduction et citation (c’est à dire reproduction seulement d’une partie devenant elle-même partie d’une entité nouvelle) est un acquis positif des droits intellectuels existants. Cela vaut la peine de l’inclure d’emblée dans notre cadre, dans la mesure où certaines limitations qui pourraient s’avérer nécessaires en matière de droits à reproduction ou usage ne s’appliqueront pas aux citations.

17 On peut contester qu’il s’agisse ici d’un droit primaire (un droit qui ne peut être dérivé d’un ensemble minimal), mais comme dans le cas de la citation, la possibilité de créer et publier des inventaires de références et liens vers des créations rendues publiques est au coeur de la définition de ce que "public" veut dire. Il s’agit d’une question de contrat social : en rendant quelque chose public, l’on accepte d’être critiqué et référencé, le lien étant la forme moderne de la référence.

18 Le fait que ces entités ne soient pas appropriables ne signifiait pas que leurs auteurs n’avaient pas de droits. Les droits D1, D2, D3, et D7 leur étaient pleinement reconnus, et même le droit D4 (rétribution) était assuré par divers mécanismes indirects.

19 "Monde physique" et "société" doivent être entendus ici dans le sens le plus large, incluant des entités comme le génome des plantes, champignons ou animaux, les connaissances sur les comportements humains, ou les modèles de processus sociaux par exemple.

20 La Convention de Munich (EPC) est un traité inter-gouvernemental qui définit l’étendue et les règles des brevets européens. En ce qui concerne les exclusions voir : http://www.european-patent-office.org/legal/epc/e/ar52.html

21 Les firmes audiovisuelles et les héritiers d’auteurs et compositeurs furent les plus actifs.

22 Richard Stallman insiste sur le fait que les logiciels libres n’appartiennent pas au domaine public, parce que dans le cadre actuel, domaine public signifie "non soumis au copyright". Cf. notre section sur les droits des créateurs dans laquelle des droits de propriété sont aussi introduits pour de telles entités. Mais pour notre discussion du domai